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de Peter Matthews dans Sight&Sound
Raconter
une histoire nest de toute évidence pas quelque chose qui intéresse
Andrew Kötting, mais Cette sale terre dévoile un talent si singulier
et audacieux que cela na pas beaucoup dimportance. Gallivant, son
film précédent, documentaire merveilleusement pittoresque, parvenait
à créer une unité spatiale fragmentée par son principe
de départ: Kötting, sa fille et sa grand-mère faisaient le
tour des côtes britanniques en van dans le sens des aiguilles d'une montre.
Pour sa première confrontation à la fiction de long-métrage,
il a choisi d'adapter La Terre de Zola, un épais roman du 19ème
siècle regorgeant de personnages exubérants pris dans la démesure
du mélodrame. Kötting semble autant fait pour ce genre d'univers quun
Terence Davies qui s'attellerait à Basic Instinct. Cependant, en assumant
son sens défectueux de la narration, Davies a fait de sa version sombre
et elliptique de Chez les heureux du monde d'Edith Wharton une grande réussite
et un film très personnel. Kötting est encore plus radical dans sa
déconstruction du roman de Zola, et ceux qui sattendent à
une somptueuse et fidèle adaptation dans la lignée de Germinal de
Claude Berri risquent un choc toxique. Cette sale terre est une pure fantasmagorie
habitée par des monstres et des personnages grotesques, si arriérés
quils semblent préhistoriques.
Il
est pratiquement impossible de trouver ses marques dans ce cauchemar flottant.
Kötting décape petit à petit notre habituel confort de spectateur
par sa technique hautement abrasive: le ralenti, l'accéléré,
lutilisation de supports différents, le son non-synchronisé
et l'insertion d'images d'archive. Fracturée, l'imagerie produit par moments
un effet presque subliminal - était-ce une hallucination ou la vieille
décatie sest-elle vraiment noyée dans la vase ?
Ce
n'est que dans la deuxième partie que s'esquisse une intrigue plus ou moins
déchiffrable. C'est cependant lorsqu'il est le moins cohérent que
le film est le plus puissamment visionnaire. On sent une baisse d'intensité
une fois que les événements commencent à développer
une logique, car Kötting n'est pas fait et nest pas, ne serait-ce qu'un
tant soit peu, intéressé par les intentions dramatiques conventionnelles
qui enfermeraient son imagination poétique débridée. On a
l'impression que, livré totalement à lui-même, il plongerait
tête la première dans un chaos indescriptible, même si tel
qu'il est le film doit plus aux fantaisies proto-surréalistes dun
Bosch ou dun Bruegel, quà lapproche pseudo-scientifique
de Zola. Sans parler de la vague anglicisation du cadre, on est bien loin de l'exactitude
anthropologique. Entonnant des dialogues divinatoires des plus grotesques et arborant
des vêtements défraîchis qui n'appartiennent à aucune
époque ni à aucune région en particulier, ces gens de la
campagne évoquent les archétypes immémoriaux d'un conte populaire.
Recherchant
la sensation, Zola concocta un mélange explosif de meurtre, de viol, d'inceste
et de scatologie au nom dun naturalisme avide de vérité. Kötting
et son co-scénariste Sean Lock ont laissé tombé la plus grande
partie de ces détails obscènes, mais grâce à l'immédiateté
perceptuelle du cinéma, ce qui en reste est terriblement abject. Dans la
toute première scène, nos deux demoiselles de la ferme, ne rechignant
pas à la tâche, ruisellent de sperme de taureau; quelque temps après,
leur oncle sénile perce distraitement un abcès rempli de pus. Il
y a également suffisamment de plans de merde, de sang, de carcasses pourrissantes
et de toutes sortes d'immondices pour justifier le titre du film. On n'a rien
vu d'aussi monstrueux et putrescent sur l'écran depuis les jours glorieux
d'Erich von Stroheim. Mais ce serait une erreur de considérer Kötting
comme un misanthrope jubilatoire. Ce qui est remarquable dans ce film, et qui
le démarque en ce sens totalement du roman de Zola, cest sa totale
impartialité dans lobservation. Aussi répugnants quils
puissent paraître dans leur avidité, leurs traîtrises et leurs
superstitions grossières, les habitants de la terre ont une innocence élémentaire
qui les met au-delà de tout jugement moral. Kötting regarde ses personnages
sans horreur, condescendance ou sympathie car ils ne sont que lexcroissance
de la nature, des troglodytes qui ont quitté leur cave et se cramponnent
avec peine à la terre.
Les
acteurs, peu connus, s'effacent derrière leur rôle, et l'on est plus
que surpris d'apprendre que la détestable et jacassante vieille décatie
est une comédienne professionnelle et non une clocharde ramassée
par Kötting on ne sait où. Même s'il peut être par moments
irritant, Cette sale terre est une expérience inoubliable qui annonce lascension
dun des plus grands cinéastes anglais.