Madame
la Ministre,
Depuis plusieurs mois, le lancement de la carte UGC alimente
polémiques et commentaires. Comme il fallait s'y
attendre, les groupes concurrents mettent en place des systèmes
comparables. On voit même, dans une grande ville de
l'Ouest, la concurrence entraîner une dérégulation
sauvage dont il est clair que l'enjeu premier n'est pas,
comme on le fait croire, l'accroissement du nombre de spectateurs,
mais bien l'accroissement des parts de marché des
initiateurs de l'offensive.
Résistance
7e Art est une association qui regroupe des professionnels
et des spectateurs. C'est ce qui fait sa spécificité
dans un domaine, le cinéma, où les professionnels
défendent, ce qui est normal, des intérêts
catégoriels à travers des organisations diverses
et modérément transversales. Notre objectif
est de préserver et de développer la diversité
des uvres présentées au public afin
de lui offrir un véritable choix, de faire en sorte
que la France garde, contrairement aux autres pays européens,
la possibilité de montrer des cinémas différents
de par leur origine géographique variée ou
la diversité des réalisateurs. Nous constatons
une évidence : la survie sur nos écrans de
ces cinémas-là n'est possible que grâce
aux efforts d'exploitants et de distributeurs indépendants
des grands groupes, au travail des techniciens, comédiens,
réalisateurs, producteurs, dans des conditions souvent
précaires, et au système de soutien, alimenté
en bonne partie par le public lui-même. Ni UGC, ni
Gaumont, pour ne citer que les principaux, ne jouent un
rôle significatif pour la promotion des films de pays
tiers (hors Etats-Unis) ou de jeunes réalisateurs.
Pour les grands groupes, ces films constituent, au mieux,
un alibi. Les distributeurs adhérents de notre association
regorgent d'exemples des difficultés d'accéder
aux écrans des grands circuits, nos amis exploitants
indépendants nous disent les difficultés qu'ils
ont à accéder à certains films, et
la multiplication des multisalles n'a en rien contribué
à améliorer cet état de fait.
L'introduction
de la carte UGC aggrave encore les difficultés. Nous
n'entrerons pas dans le procès, qui n'est pourtant
pas sans fondement, fait aux multisalles de miser davantage
sur les produits annexes (confiseries, bar etc) que sur
les uvres présentées pour assurer leur
rentabilité, et centrerons notre interpellation sur
les cartes mises en place par UGC, puis, très récemment,
par Gaumont/MK2. Nous ne sommes pas hostiles au principe
d'une carte, si cela permet à un plus grand nombre
de spectateurs de tous milieux sociaux d'aller plus souvent
au cinéma voir les films de leur choix : quatre paramètres,
donc, qui nous semblent devoir être pris en considération
: le nombre de personnes concernées, l'accessibilité
sociale, la fréquence, et le libre choix.
Au
niveau du nombre, il apparaît que la carte UGC rencontre
un grand succès. Si cette tendance se confirme, le
premier objectif sera atteint, comme vous semblez le penser.
Si elle ne se confirme pas, les cartes disparaîtront
d'elles-même, les grands circuits n'ayant plus intérêt
à maintenir un tel dispositif.
Au
niveau de l'accessibilité sociale, le problème
est plus compliqué : la carte UGC, c'est certes 98
francs par mois, plus 200 francs de frais de dossier, mais
c'est aussi un engagement sur 12 mois, soit un budget annuel
cinéma de près de 1400 francs, très
supérieur à la dépense moyenne consacrée
au cinéma actuellement constatée, et inaccessible
aux catégories les plus défavorisées.
Si le spectateur veut élargir son choix, il devra
aussi souscrire la carte Gaumont-MK2, et peut-être
demain la carte Pathé. Soit un doublement, au moins,
de son budget, et par conséquent une ségrégation
plus importante encore en fonction du revenu. Quelle famille
modeste de collégien pourra, par exemple, accepter
un prélèvement mensuel de près de 200
francs ? Le collégien en question, s'il continue
d'aller au cinéma, paiera, de temps en temps, plein
tarif, alors que son condisciple plus fortuné paiera
moins cher : comme justice sociale, on fait mieux ! Et ce
n'est pas l'idée, sur laquelle semblent travailler
vos services, d'une " carte indépendants "
qui améliorera la situation : le danger est alors
grand de renforcer les tendances au ghetto qui menacent
déjà les défenseurs d'un cinéma
différent et de qualité.
Au
niveau de la fréquence, et c'est incontestablement
le point fort du dispositif, il paraît probable que
le souscripteur d'une carte aura tendance à maximiser
son investissement. l'effet devrait donc être positif.
le dispositif risque toutefois d'encourager, notamment dans
les multisalles, une sorte de " zapping " cinématographique
: on regarde quinze minutes d'un film, on est déçu,
on change de salle : est-ce vraiment un progrès culturel
?
Au
niveau de la liberté du choix, nous nous posons bien
des questions : Gaumont/MK2 appelle clairement les indépendants
à les rejoindre. L'un d'entre eux est même
partie prenante de l'initiative. UGC, plus prudente, a déclaré
" ne pas les exclure ", puis, " concurrence
" aidant, va dans le sens de Gaumont/MK2. Les exploitants
indépendants, si aucune mesure n'est prise, vont
donc être condamnés à choisir leur bannière
ou à disparaître. Peut-on être sûr,
compte tenu des rapports de force existants, que ces ralliements
obligés seront sans conséquence sur la liberté
de programmation des salles indépendantes ? Les grands
groupes, qui intègrent de plus en plus la distribution,
l'exploitation, et même la production, jureront probablement
la main sur le cur. Et ensuite ? Nous avons quelques
exemples de multisalles qui, en échange d'une fermeture
d'une salle indépendante, " concédaient
" un ou deux écrans aux anciens exploitants.
Ces " concessions " ont en général
très rapidement pris fin. Notre crainte, c'est que
cette " concurrence " contribue encore à
réduire la part du cinéma non américain
sur nos écrans, qui diminue régulièrement,
se rapprochant chaque année davantage de ce qu'on
nous présente parfois comme des " normes "
européennes qui ne sont que le résultat des
démissions des Etats. La France se distingue encore,
et nous souhaitons qu'elle le fasse très longtemps.
De plus, comme nous l'avons dit précédemment,
la pluralité, même limitée, des cartes
empêchera, de fait, le plus grand nombre de choisir
vraiment, " prisonnier " qu'il sera de son abonnement.
Nous
ajouterons que, au niveau purement économique, la
soi-disant concurrence entre les deux futures cartes n'en
est pas une, ou alors de type très particulier, ce
que les économistes appellent un oligopole (actuellement
un duopole), dont le résultat aboutit dans la quasi
totalité des cas à une entente. Quand le marché
sera écrémé, les deux ou trois groupes
dominants harmoniseront leurs dispositifs, soyons en sûrs.
Même si nous sommes conscients que le cinéma
est aussi une industrie, que ses enjeux financiers ne sont
pas minces, nous considérons qu'il s'agit avant tout
d'un bien culturel, quand bien même le taux élevé
d'inepties, notamment nord-américaines mais pas seulement,
que présentent les grands circuits pourrait nous
en faire douter. Et un bien culturel ne saurait ressortir
de la seule " loi du marché ".
Voilà
pourquoi, Madame la Ministre, nous vous demandons d'intervenir
dans ce débat, autrement qu'en envisageant de contrôler
les abus éventuels des cartes mises en place. Nous
ne sommes pas dupes : le temps de définir les abus
en question, les sanctions éventuelles, le mécanisme
de fonctionnement, et le terrain sera déjà
occupé par les grands groupes.
Ce
que nous proposons n'est pas nouveau : la mise en place
d'une carte universelle unique parfois appelée "
carte orange " (on changera la couleur, si vous voulez,
le problème n'est pas là). Il s'agira d'une
carte cinéma, acceptée dans toutes les salles
qui le souhaiteront, sans inféodation obligatoire
à tel ou tel groupe. Afin d'améliorer l'accessibilité
sociale, on pourra prévoir des conditions préférentielles
pour certaines catégories (collégiens, étudiants,
chômeurs, faibles revenus) , qui pourront porter sur
le tarif et sur la durée de la souscription. La gestion
en serait confiée au Centre National de la Cinématographie,
instrument public aguerri dans les mécanismes de
remontées de recettes et de redistribution. C'est
selon nous le rôle des pouvoirs publics d'intervenir
à ce niveau. Et, qui plus est, ce serait conforme
à la philosophie du gouvernement dont vous faites
partie : corriger les dérèglements du marché,
préserver et développer l'accessibilité
sociale, encourager les pratiques culturelles.
Nous
espérons, Madame la Ministre que cette proposition
retiendra votre attention.
Jean-Luc
Gonneau ( Président de résistance 7e Art ),
Jacques Atlan ( Producteur et distributeur ), Claude Gérard
( Exploitant ), Jacques Mathou ( Réalisateur et Comédien).
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